- Exercice sur l’interprétation des entretiens (chapitre 5)

Entretien non directif avec Corine X., réalisé par un étudiant de Sciences Po Grenoble le 14 novembre 2007 à 20 h 15 au domicile de l’enquêtée. Contact pris par téléphone sans lui avoir donné d’indications sur le thème de l’entretien. Après une rapide prise de contact et une explication du but de l’entretien, et de la méthode de l’entretien non directif, passons à l’entretien proprement dit.

[lieux et prénoms ont été changés pour garantir l’anonymat de l’enquêtée].

Enquêteur (E1) : Je vais vous poser la question sur laquelle porte l’entretien non directif. J’aimerais que vous me parliez du vote, de ce que représentent pour vous les élections et le fait d’aller voter et aussi de la façon dont vous déterminez votre choix.

Enquêtée (e1) : Bon, je commence alors par la fin ; d’une part je ne vote pas. Pourquoi ? Cela ne m’intéresse pas, tout ce qui est politique m’ennuie, cela ne change rien à mon statut social (petit rire), qu’est-ce que je pourrais dire encore ? Par contre, je suis quand même soucieuse de ce qui se passe autour de moi. Puisque j’ai une sœur qui vote, j’ai un entourage qui s’y intéresse (temps mort…). Je sais que cela a une importance, je suis consciente du problème mais enfin j’y vais pas, je ne vais pas jusqu’au bout, quoi.

(E2) : Et la raison principale c’est quoi ? C’est…(sans laisser finir de poser la question)

(e2) : C’est un désintéressement de ma part, quoi, je crois que c’est ça. Total… (silence)

(E3) : Total, tout en étant consciente que cela a une importance… (question coupée par l’enquêtée)

(e3) : Je m’inquiète intérieurement parce que je me dis, tu ne t’intéresses pas à ça. En fait, j’en suis… vraiment soucieuse et puis des fois je m’en veux parce qu’après tout, ça me concerne. Et puis, je ne fais pas un pas en avant, je ne fais rien. Mais ça m’ennuie atrocement.

(E4) : Mais ce discours, le fait d’aller voter ou…

(e4) : Tout, enfin je ne vote pas parce que je ne me sens pas motivée. Si je vais voter, je ne sais pas pour qui je vais voter, je n’écoute jamais un discours politique, je ne sais même pas qui se présente. Je reçois des papiers, ma carte d’électeur : c’est tout juste si je la signe, je ne m’en occupe pas, je reçois des papiers à la maison, je ne les regarde pas ou je les feuillette et les mets dans un coin.

(E5) : Quelles que soient les élections, nationales, communales… ?

(e5) : Oui, j’ai une tante qui est maire (rire). Mais cela ne m’empêche pas de vivre en marge.

(E6) : Et depuis toujours, tu ne votes pas ?

(e6) : Oui, toujours.

(E7) : Tu n’as jamais voté ?

(e7) : Si, peut-être deux fois, mais par hasard, parce que je me trouvais là, sur le lieu où je dois voter. Mais sinon, je n’ai jamais voté, je ne me déplace pas pour aller voter. Bon, avant je faisais de l’intérim, j’étais à droite, à gauche, donc je n’avais pas de pied à terre si tu veux. Et puis maintenant que je suis sur Grenoble, je ne vote pas pour autant, je ne me déplace pas pour aller voter à Lumbin (NDLR : commune à environ 20 kms de Grenoble).

(E8) : Tu ne te déplaces pas pour aller voter ?

(e8) : Non.

(E9) : Pourquoi ?

(e9) : Je n’en ai pas envie. Et puis, je ne sais pas pour qui, par exemple.

(E10) : Tu ne sais pas pour qui ou… (question coupée)

(e10) : Parce que je sais pas, je te dis, je ne sais pas même qui se présente, je ne regarde pas. Cela ne m’intéresse pas en fait.

(E11) : Parce que le vote n’a aucune signification ?

(e11) : Pour moi, aucune.

(E12) : Pourquoi, on n’est pas dans un pays démocratique ?

(e12) : Si, sûrement (rire).

(E13) : Et ce comportement, est-ce qu’il est plutôt lié au type d’activité professionnelle que vous exercez, à un statut social ?

(e13) : Peut-être que  ça joue…

(E14) : Ou alors à quelque chose qui est beaucoup plus personnel ?

(e14) : Non, moi je crois que c’est plus personnel chez moi.

(E15) : Plus personnel ?

(e15) : Oui je pense, il n’y en a pas beaucoup dans mon cas, je pense.

(E16) : Par snobisme ?

(e16) : Pas du tout, enfin je ne me sens pas snob. Non, je vis en marge, en marge de tout ça. En fait, c’est vraiment une chose qui m’ennuie, même quand j’écoute un journal télévisé, j’essaye de suivre un moment et puis après je fais autre chose, cela ne m’intéresse pas, je préfère tout ce qui est intellectuel, créateur. Je m’intéresse à autre chose, quoi. Non cela ne me touche pas du tout. Moi je crois que c’est plus un attrait personnel qu’autre chose. Bon, en plus, c’est vrai qu’avec le milieu que je… Dans le travail que je fais là, on n’a pas du tout attrait à ça. Tout du moins, on ne voit pas ce côté-là. On voit un côté beaucoup plus social.

(E17) : Tu travailles dans quoi ?

(e17) : Dans les hôpitaux.

(E18) : Et la campagne, tu… Cela t’arrive d’écouter ou par exemple quand… le débat Sarkozy Royal ?

(e18) : Non.

(E19) : Même de suivre ce qui a été dit ? Et pourtant, à travers ces discours, il y a des questions qui sont abordées qui relèvent des questions qui pourraient vous intéresser, ou intéressent le social puisque vous êtes dans le social.

(e19) : Mais on ne s’occupe pas du côté social, nous on produit des soins, un point c’est tout, ce qui est social, c’est une autre personne qui le fait, qui est chargée du côté social. On ne s’intéresse pas, chacun sa place, on ne s’en occupe pas du tout, c’est par secteur.

(E20) : Que représentent pour toi les élections ?

(e20) : En fait rien, c’est comme le vote, ça suit.

(E21) : Quelles significations elles ont donc ?

(e21) : Bon, écoutes, pour moi elle en a pas, enfin, je ne sais pas. Ca change pas, enfin moi à mon rang, ça ne change rien du tout, que ce soit un pouvoir de droite ou un pouvoir de gauche, que ce soit ce que tu veux, moi ça n’a jamais changé en trente ans d’existence, ça n’a jamais changé ma position, si tu veux, je vis assez mal, aussi peu sans confort vraiment important. Ca fait treize ans que je travaille, je vis exactement de la même façon, ça veut dire que je gagne un salaire, j’ai changé de boite souvent, qui me permet de joindre les deux bouts en étant célibataire, sans enfant à charge, donc je vis par moi-même et je vivote, donc je me dis, enfin, j’en vois pas la différence. Alors, tu vois, cela ne m’incite pas tellement à voter, parce que, qui que ce soit qui passe, en fait cela ne change rien à mon statut, à mon échelle. Et puis, j’ai l’impression que ces hommes politiques, c’est des beaux parleurs mais en fait quand je les vois à l’action, ça avance tout doucement et l’existence est si courte.

(E22) : Et par exemple, pour les élections nationales, présidentielles, tu suis, tu sais qui a été élu ?

(e22) : Vaguement, si quand même, d’une oreille distraite (rire), non, sérieux, cela m’ennuie.

(E23) : Mais, est-ce que s’il y avait une loi qui passait et qui remettait complètement un côté de votre statut, c’est-à-dire que vous perdriez quelque chose, un intérêt quel qu’il soit ?

(e23) : On en perd toujours des intérêts, on nous en donne et on nous en reprend ? (dit-elle en interrogeant l’enquêteur)

(E24) : Est-ce que vous vous sentiriez concernée et, à ce moment là, est-ce que le vote changerait pour vous de signification ?

(e24) : A mon échelle, au niveau de mon travail par exemple ?

(E25) : Oui, par exemple, si ça influençait votre travail et peut-être votre revenu, ou bien quelque chose qui desserve vos intérêts, quels qu’ils soient, est-ce que le  vote à ce moment là n’a pas de nouveau… ?

(e25) : Ben, oui, mais j’aimerais bien croire au père Noël, mais…

(E26) : En fait, c’est plutôt un non vote, par le négatif, parce que cela ne change pas…

(e26) : Oui, c’est ça.

(E27) : Si ça changeait vous pourriez éventuellement voter plus ?

(e27) : En fait, si ça change, c’est sûrement pas à notre échelle, moi je crois que c’est plus tôt et vous en bénéficiez pas, alors, je vois pas pourquoi on joue aux petites marionnettes, on tire les ficelles mais c’est nous les plus courtes, en fait cela ne nous atteint pas directement, en fait, c’est vrai, c’est ce que je pense.

(E28) : Et dans le cas d’un référendum par exemple, où une question précise est posée, est-ce que tu vas voter ? Parce que c’est plus de la politique quotidienne, c’est… Au niveau local par exemple ? Un référendum sur la peine de mort, ou…

(e28) : Ah sûr, si j’ai un parti pris, oui je vais bien sûr, si le sujet m’intéresse. Il y a toujours des sujets qui te touchent, qui te tiennent à cœur, pour lesquels tu te déplaces, c’est sûr.

(E29) : Donc, dans le cas où ça pourrait servir à quelque chose…

(e29) : Je le ferais, mais…

(E30) : Et même, par exemple, au niveau municipal, tu ne votes pas non plus ? C’est déjà plus près, tout est relatif ?

(e30) : Par exemple, sur la ville de Grenoble, quelque chose qui touche à la ville de Grenoble ?

(E31) : Oui, tu votes sur Grenoble ?

(e31) : Non je ne vote pas sur Grenoble, à Lumbin.

(E32) : Pourquoi tu es inscrite à Lumbin, et pas à Grenoble ?

(e32) : Parce qu’en fait, j’ai toujours  été inscrite là-bas, donc je suis ici depuis sept ans, enfin je travaille ici mais je retourne très souvent là-bas, mon lieu d’origine. Mais en fait je ne suis même pas ancrée, je ne suis ni ici, ni là-bas (rire), je suis entre les deux et je m’intéresse ni à l’un ni à l’autre en fait. C’est vrai j’ai un pied dans chaque… Mais je ne sais pas ce qu’ils font, je ne sais pas s’il faudrait peut-être vivre, je ne sais pas, y être installée pour que cela te concerne directement. Pour moi, je crois que cela vient de moi, je pense enfin  tout ce côté, moi je pense que c’est plutôt personnel, en fait.

(E33) : Donc, c’est une question…

(e33) : Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de gens qui réagissent comme cela, mais cela m’étonnerait, ils doivent être en minorité.

(E34) : Et tu discutes du vote avec tes frères et soeurs ?

(e34) : Je ne discute pas mais Maurice, mon frère, en parle. Et c’est là que je me rends à l’évidence parce qu’il parle de tas de choses que je ne connais pas. Par exemple, il écoute le discours de Royal, et de je ne sais pas trop qui, et de Sarkozy par exemple, il en reparle. Quand on fait de la montagne ou n’importe quoi, il en parle avec ceux qui l’entourent mais pas avec moi. Mais moi j’écarte et c’est là que je me dis qu’ils ne m’intéressent pas, c’est vrai. Mais je me dis, tu as tort, tu devrais au contraire ouvrir les oreilles et puis entrer là dedans, essayer au moins de voir clair, rien que pour toi, pour ma gouverne, mais je ne le fais pas, je ne le ferai jamais (rire). Je sais que je ne le ferai jamais ou alors il faudrait vraiment que je tombe sur un mordu, quelqu’un qui me…, je ne sais pas moi… mais je crois pas.

(E35) : C’est question de motivation, quoi, cela devient plus de la flemme un peu, de la résignation.

(e35) : Cela ne me plait pas, moi je suis comme ça, je suis tertiaire ; quand quelque chose ne me plait pas, je vais pas dedans ; quelque chose me plait, j’y vais à fond. Bon, je fais des choix et puis c’est tout. C’est comme dans mon travail, j’ai un côté qui est plus humanitaire, et ça me plait, je le fais. Par contre, c’est pareil dans mon travail, tout ce qui est côté social justement et tout ça fa      it ce qui est…, bon, je m’y intéresse [pas] parce que je n’aime pas, c’est pas à moi à le faire si tu veux, mais je pourrais très bien m’y intéresser, je ne le fais pas.

(E36) : Et tu envisagerais, par exemple, si c’était possible, de donner ton droit de vote à une personne qui voterait pour toi ?

(e36) : Oui, si elle peut le faire.

(E37) : C’est-à-dire que tu laisserais libre cette personne de voter pour toi ?

(e37) : Si elle me le demande, c’est que elle, elle est motivée, pourquoi pas ? Volontiers, même.

(E38) : Oui, mais ça ne serait pas votre signification personnelle quoi, c’est pas dérangeant de savoir que quelqu’un vote et que c’est un droit ?

(e38) : Moi je pense que si il me demande d’aller voter, je pense qu’il sait pour qui il va voter, que lui s’y intéresse à ce côté politique, qu’il a une envie, un désir, un choix qui a été fait, donc il sait où il va. Mais moi, je vais pas voter parce que je sais pas où je vais. Aller voter n’importe qui, prendre n’importe quel nom sur une liste, cela ne m’intéresse pas. Autant ne pas voter ou voter blanc, ou ce que tu veux. Parce que je connais des gens qui font ça, qui vont voter, qui votent n’importe quoi dans ces petits bleds justement. Ils prennent n’importe quel nom ou n’importe quelle liste ou ils votent blanc. Alors moi, plutôt que de faire ça, je préfère rester chez moi et ne pas aller voter.

(E39) : Encore que ne pas voter et voter blanc peut avoir une signification différente.

(e39) : Ca dépend.

(E40) : Pour certains, peut-être que si on supprimait le droit de vote, cela ne te gênerait pas ?

(e40) : Moi, personnellement, cela ne me gênerait pas, pas du tout (rire).En plus, si tu savais ce que je pense, surtout que j’ai pas l’intention de rester là. Alors moi, mon rêve, c’est de faire des voyages. Alors je ne me vois pas motivée sur le plan d’une ville ou d’une autre. Peut-être que ça arrivera quand j’aurais 50 ans, je ne sais pas, j’aurai envie de m’installer quelque part, alors je serai peut-être motivée par tout ce qui se passe dans la petite commune, et tout ça, mais pour l’instant cela ne m’intéresse pas.

(E41) : Alors, pour toi, il faudrait avoir un certain type de maturité pour pouvoir voter ?

(e41) : C’est possible, j’en prends juste conscience maintenant, finalement je suis en train de passer à côté de tas de choses, je ne suis peut-être pas mûre de ce côté-là.

(E42) : Cela correspond peut-être à une phase de votre vie ?

(e42) : En fait, je suis assez instable, en plus.

(E43) : Cela correspond à un état d’esprit ?

(e43) : Moi je crois que c’est ce que je dis, c’est vraiment personnel, moi je dis, je vis, je mange et quand je dis que je vis en marge, c’est vrai. Autrement, je me laisse manipuler par tous ces bonhommes qui veulent bien nous donner ce qu’ils veulent, nous donner et nous retenir ce qu’ils veulent nous retirer.

(E44) : Et vous vous en rendez compte, quoi, qu’il y a des choses ?

(e44) : Bien sûr.

(E45) : C’est pas gênant ?

(e45) : Bien sûr mais quoi faire ?

(E46) : Oui mais tu dis que tu ne votes pas, tu sais que les gens te manipulent, et le seul droit qui pourrait permettre de t’exprimer…

(e46) : Oui mais je pense pas qu’avec notre petit vote on puisse faire beaucoup de choses, moi je trouve qu’ils sont beaucoup trop, moi je dis… enfin moi je me sens manipulée en fait, par ces gens là, et puis, moi je te dis que cela n’arrive pas jusqu’à nous, enfin, pas à notre échelle. Tu vois, j’ai déjà passé tente ans de mon existence, je te dis, je n’ai vu aucune variation, aucune, je n’ai pas un confort beaucoup plus grand, enfin je n’avance pas, j’ai l’impression de ne pas avancer, je joins juste les deux bouts et c’est vrai, et bien dans vingt ans ce sera exactement le même… si ça se trouve, ce sera exactement la même chose. Et dans vingt ans, je serai une vieille, qu’est ce que tu veux que je fasse. Et oui (rire)… Regarde dans vingt ans, pour moi ma vie sera terminée parce que je n’aurai plus l’aisance que j’ai pour faire des tas de choses. Si tu veux, une bonne partie de ma vie sera passée, si je suis encore en vie. Et moi, il me semble qu’il n’y aura pas de progrès, je sais pas, moi je m’attends au pire, si je te disais en  ce moment, je trouve que tout va très mal. Ca sent mauvais et ça m’inspire pas du tout. Si tu veux, j’ai un côté vraiment pessimiste des choses, c’est vrai, mais je vois l’avenir ! Je n’envisage pas très loin en fait ! Je ne sais pas pourquoi, je ne le vois pas très loin.

(E47) : Mais est-ce que vous reconnaissez qu’il peut y avoir d’autres formes d’expression, je veux dire hormis le vote. Il y a d’autres formes pour pouvoir faire passer ce qu’on a envie de dire. Le vote c’est une chose, mais il n’y a peut-être pas que ça, est-ce que pour vous, il y a autre chose dans votre vie qui fait que vous pouvez vous exprimer librement et sur certaines choses particulières, ou quelque chose qui vous touche ?

(e47) : Mais c’est à une petite, à une petite échelle que je m’exprime moi. Une manif, bon… J’en ai bien fait quelques unes, oui quand cela me concernait, c’est tout !

(E48) : Et à ce moment là pour vous, ça a une signification qui n’est pas comparable à…

(e48) : Ben oui, si ça me touche personnellement, c’est toujours pareil, c’est toujours à petite échelle.

 

Corrigé de l’entretien

La pratique de l’enquêteur n’est pas très bonne, il est beaucoup trop directif alors qu’il s’agissait normalement d’un entretien non directif. Il n’arrive pas à comprendre que Corine soit aussi peu intéressée par la politique ; il cherche avec beaucoup d’acharnement à lui trouver quand même un peu de conscience politique. Il est parfois assez évaluatif, renforçant la mauvaise conscience de Corine. Mais cette pratique discutable n’empêche pas l’expression d’un entretien très riche.

Les étapes de la vie de l’enquêtée

Ce n’est pas une histoire de vie, les étapes de son existence restent imprécises.

Corine est une femme de 30 ans, célibataire, sans enfant à charge.

Elle travaille depuis treize ans, en intérim d’abord, depuis sept ans à Grenoble, dans les hôpitaux (on ne sait pas quelle profession précise elle exerce, mais probablement un métier peu qualifié).

Elle a passé sa jeunesse dans une commune à 20 kms de Grenoble, où vit encore sa famille.

Elle a le sentiment de vivre mal, sans évolution de son statut social, sans grand confort : elle joint juste les deux bouts avec le sentiment de vivoter.

Elle a aussi le sentiment d’être instable et de vivre en marge.

Elle rêve de faire des voyages et n’a pas envie d’être insérée localement.

Elle n’a voté que peut-être deux fois, par hasard.

Elle a participé à quelques manifestations sur des problèmes qui la concernaient.

Elle habite Grenoble mais elle est inscrite sur les listes électorales à Lumbin, son lieu d’origine.

Son réseau relationnel

Elle a une sœur qui vote.

Elle a un frère, Maurice, qui vote, s’intéresse à la politique et en parle facilement avec ses amis, par exemple lors de ballades en montagne.

Elle a une tante qui est maire, donc tout un entourage familial qui s’y intéresse.

Ses arguments

Voter a de l’importance (dit-elle au début) mais elle n’y va pas. Elle ne serait en fait pas gênée si on supprimait le droit de vote.

Elle a une vision très pessimiste : tout va très mal, il n’y a pas de progrès, on peut s’attendre au pire.

Voter ne change rien à son statut social. Quelle que soit la personne élue, de droite ou de gauche, cela ne change rien à son statut. Voter est au fond inutile.

La politique l’ennuie profondément. Elle ne suit pas l’information politique dans les médias (elle n’écoute pas vraiment les JT). Elle ne suit pas les campagnes électorales et ne lit pas les professions de foi des candidats.

Elle ne veut pas aller voter pour n’importe qui (dont on ne connaît pas les idées), elle préfère rester chez elle.

Les hommes politiques sont de beaux-parleurs qui n’agissent pas beaucoup pour changer les choses. Les mesures prises n’ont pas d’effet au bas de l’échelle. Elle a manifesté quelquefois à petite échelle quand elle se sentait concernée.

Electeurs et hommes politiques sont comme des marionnettes : chacun essaye de tirer les ficelles mais l’électeur n’a que de petites ficelles, il n’arrive pas à se faire entendre des hommes politiques. Les hommes politiques manipulent en fait les électeurs (ils nous donnent et nous retiennent ce qu’ils veulent).

Elle n’est pas au courant de ce qui se passe à Grenoble et à Lumbin. Elle ne se sent pas ancrée, elle n’est  ni d’ici, ni de là-bas.

Les grandes oppositions structurant le discours de Corine

Si la politique l’ennuie, c’est personnel alors que tout son entourage familial s’y intéresse.

Elle décrit ce côté personnel comme un intérêt pour ce qui est intellectuel et créateur, et pour le côté humanitaire de son travail. Elle revendique d’abord aussi le côté social avant de dire que cela n’est pas de sa responsabilité dans son travail. Se dit « tertiaire » pour exprimer plutôt qu’elle est « primaire » (elle fait ce qui lui plait).

La politique est l’inverse de son côté personnel. Elle reconnaît qu’elle devrait s’intéresser à la politique (sa famille pourrait l’y aider) mais elle ne le fera jamais.

La politique apparaît comme un monde inaccessible pour Corine, elle ne se sent pas mature pour s’intéresser à la politique car trop instable, pas fixée. Quoique plus tard, à 50 ans, quand elle sera vieille, elle pourrait peut-être avoir envie de s’installer quelque part et de s’intéresser à la vie de la petite commune (opposition jeune, instable et pas mature à vieille et insérée).

Elle préfère s’abstenir alors qu’il y a des électeurs inconscients (ils vont voter sans conscience du sens de leur vote).

Au total, l’enquêtée justifie son abstention à peu près constante de multiples manières. Elle retrouve et verbalise à peu près toutes les motivations de l’abstention que les politologues mettent régulièrement en lumière : défaut d’insertion sociale (au bas de l’échelle sociale et chez les jeunes), incompétence et manque d’information politique, inutilité du vote, critique des hommes politiques…

Pierre Bréchon